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Adieu à Jean Chevalier, maître voilier frettois

Adieu à Jean Chevalier, maître voilier frettois

C’est la première fois que j’évoque Jean Chevalier avec tristesse car il a définitivement abandonné ses machines à coudre le 16 janvier dernier en sa centième année, Il était né le 07 mars 1923.
L’insigne de sa voilerie, le fameux pavillon W, continue d’honorer bien des gréements sur de nombreux plans d’eau douce ou d’eau salée depuis les années soixante, et Jean est certainement l’homme qui a le plus fait connaitre La Frette un peu partout le long de côtes de France.
Son atelier était devenu l’épicentre de la réparation des voiles malmenées et de la fabrication de grand-voiles de focs et de spis en région parisienne.
Les anciens du club se souviennent avec émotion de la célèbre coupe Chevalier, à l’issue de laquelle le maître voilier récompensait les concurrents avec de splendides sacs à voile « fait maison » qu’il avait cousus, sans compter ses heures souvent la veille de l’épreuve, donc sans se servir de sa célèbre règle à calcul.
Avec Jean disparaissent en même temps de nombreuses et talentueuses personnes rassemblées dans un même corps.
C’était à la fois un artisan exceptionnel, un artiste, dessinateur, peintre et photographe, un lecteur érudit, un conteur doté d’un humour savoureux, un navigateur confirmé et surtout un ami et un maître généreux pour ceux qui ont eu la chance de passer du temps avec lui dans sa voilerie du quai de Seine.
Les initiés partageaient parfois la cérémonie du thé avec le maître et certains d’entre eux pouvaient s’aventurer dans son mystérieux grenier à livres accolé à la salle de traçage de l’étage, grenier accessible par un passage secret dissimulée par des sacs à voile.
Il a toujours été difficile de donner un âge à Jean, car sa souplesse physique semblait défier le temps et j’ai été très surpris de découvrir une copie du visage de George Orwell, cheveux noirs coiffés à l’italienne et moustaches élégantes sur une photographie en noir et blanc de ses jeunes années .
Sa voilerie était officiellement dotée d’une adresse précise sur le quai de Seine à La Frette, mais les visiteurs se rendaient bien compte qu’ils pénétraient dans un monde parallèle situé dans une lointaine province française épargnée par le temps. (Celle peut être idéalisée de leur enfance chez leurs grands-parents).
Aller chez Chevalier, puis au fil du temps aller chez Jean, c’était profiter d’une faille spatio-temporelle à quelques kilomètres de Paris, c’était aussi bénéficier d’une formation imprévue en voilerie où l’on devenait logiquement disciple du maître qui n’arrivait pas à livrer ses clients dans les délais.
« Je n’ai jamais pu rattraper jusqu’à l’heure de ma retraite les deux semaines de retard, prises à mes débuts » constatait-il avec philosophie
L’initiation des plus jeunes commençait par un découpage d’insignes, avec une progression ultérieure vers le traçage et la découpe des voiles, qui aboutissait pour les passionnés au maniement d’une machine à coudre.
Il avait l’art de se mettre à la portée de ses interlocuteurs, apprentis et disciples, avec humour, bonhomie et sagesse.
« Regarde ce que tu fais au lieu de me regarder avec admiration !. » lançait-il parfois à ses élèves hésitants.
Chez Jean, on pouvait par hasard, rencontrer des navigateurs célèbres comme Yoan de Kat , des légendes du dériveur comme Marcel Buffet, le pape du 505, l’architecte légendaire François Sergent, ou François Baudoin conservateur du musée de la batellerie à Conflans. Mais Il y avait aussi des « originaux » comme « l’inventeur » un amateur de vélo à voile, et le tout venant des clients laborieux ou patients, qui avaient jeté l’ancre au milieu d’un fouillis de sacs à voile, entre la table de découpe et des rayonnages remplis de plans et de matériel. Ses fidèles employés, ses célèbres chats recrutés pour protéger son univers des rongeurs malintentionnés, somnolaient paisiblement sur des radiateurs.
Solange, maîtresse du secteur habité, une ancienne maison de vigneron, était intransigeante sur l’heure du thé et les demandes intéressées de son époux, cherchant je cite « une femme jeune belle et intelligente pour retrouver un outil » dans la voilerie, se heurtaient immanquablement à des réponses faussement indignées précisant que la flatterie n’aboutissait pas forcément à la satisfaction automatique d’une demande.
Professionnellement, Jean Chevalier était réputé pour la qualité de ses voiles personnalisées adaptées à la courbure du mat et au poids du barreur, « l’art du creux » relaté dans un article du Chasse-marée…Plaisanciers ou régatiers y trouvaient leur bonheur.
Il avait confectionné la Voile d’Europe de Pierre Saint Jean devenu champion du monde de la série, en 1975, mais ensuite submergé par les commandes des concurrents de ce dernier, il avait dû passer une semaine à rédiger des courriers de refus, ne pouvant pas suivre sans employé et n’étant pas très intéressé par des reproductions identiques.
Je crois qu’il n’a jamais voulu fabriquer deux voiles semblables, toujours innovant, il s’était lancé peu avant sa retraite dans la fabrication de superbes voiles à coupe radiale passant un temps conséquent à dessiner des plans compliqués sans l’aide de l’informatique
Il a suscité l’étonnement et même l’incrédulité de la jeune génération « numérisée », à une époque où mondialisation oblige, l’art de la voilerie s’était réduit à la couture de laizes tracées et prédécoupées à l’autre bout du monde.
Techniquement, il considérait que son grand œuvre avait été la reproduction de la voilure de l’avion de Clément Ader après son passage aux arts et métiers et chez un architecte naval suisse prestigieux.
La modicité de ses tarifs était légendaire et Jean est ainsi resté à l’abri de la fortune, la vraie richesse était chez lui intérieure avec sa grande sagesse, sa perpétuelle curiosité intellectuelle, artistique, son gout pour la lecture et l’amitié.
Dans son atelier, les cliquetis de sa machine à coudre étaient souvent interrompus par des pauses narratives consacrées à des récits de croisières, ou des projets de voyage dont les moteurs étaient les voiles.
Combien de voiles cousues ou réparées au fil des ans dans ce décor ? des milliers sans doute…
Il aimait discuter de bons livres et faire partager ses engouements, avec son immense culture dans laquelle il puisait sans prétention.
Cet incorrigible bavard racontait sa vie sans vantardise avec un sens prononcé de l’auto dérision .Il évoquait ainsi son arrivée à La Frette dans des bâtiments partiellement squattés, sans s’en émouvoir, n’en pouvant plus du vacarme infernal de Pantin où était situé son premier atelier.
Il relatait volontiers ses croisières avec l’architecte François Sergent, avec son voisin et ami Robert Legrand, son abandon de la moto par civisme après un accident, le tragique destin de son second chef d’œuvre un 505 écrasé à peine terminé, par un mur effondré, avant d’avoir pu toucher l’eau, sa rencontre de photographe cycliste avec le général à Colombey dans les années cinquante. C’était aussi un sportif, un cycliste accompli qui avait brillé autrefois dans la mystérieuse et sélecte classique « Paris-Gambay, » réservée aux initiés (et aux amateurs de canulars).
Ces dernières années, Patrick Savary , son ami et disciple aussi vigilant que bienveillant, avait au maximum sécurisé l’ancien atelier pour éviter tout accident à un homme d’esprit toujours très jeune qui déplaçait un peu moins facilement son corps très âgé.
Il est impossible de raconter tous les bons moments passés en bonne compagnie avec Jean Chevalier, mais il ne sera pas possible de les oublier, tellement, il a eu d’importance pour nous, sans forcément s’en rendre compte.
Nous lui devons beaucoup au club, pour son talent et son amitié, le pavillon W devrait être en berne désormais sur nos Vent d’Ouest, 470 et Yole OK.
Nos pensées vont à sa famille en ces moments de peine.
Avec gratitude,

François Perche

François